L’oppression
sexuelle au sein du totalitarisme dans Le
meilleur des mondes de Aldous Huxley et La
servante écarlate de Margaret Atwood.
Russie,
1917. Staline accède au pouvoir à la suite d’une Révolution qui fait chuter le
dernier tsar. Jusqu’en 1929, il impose un régime totalitaire personnel, le
stalinisme. De 1933 à 1945, en Allemagne, c’est autour d’Hitler d’entreprendre
un changement politique basé sur le totalitarisme. Ces dictatures, deux parmi
tant d’autres, ont marqué la population mondiale. Ces régimes totalitaires,
bien que différents, ont suivi une même méthode : celle de l’oppression.
La répression mentale, mais aussi physique, jusqu’au contrôle de la sexualité.
Adolf Hitler prônait particulièrement la famille et le système patriarcal. Cet
intérêt porté vers la valeur familiale signifiait une importance essentielle
accordée à la reproduction, non pas à la sexualité en elle-même, mais seulement
à la procréation. Hitler avait un désir de créer une nouvelle race, les Aryens,
et afin d’arriver à ce but eugéniste, il incitait au refoulement du plaisir
sexuel par la propagande religieuse, sociale et politique pour mieux
régulariser les naissances.[1]
Cette idée de refréner les pulsions sexuelles est présente aussi ailleurs, dans
toute forme de pouvoir. Le contrôle des naissances au sein du régime communiste
chinois[2]
et la misogynie religieuse[3]
en sont de bons exemples. La sexualité et la dictature sont étroitement liées
puisque l’esclavage sexuel et les mutilations corporelles sont nombreux sous
l’emprise d’un pouvoir politique, car ils permettent une meilleure soumission
envers l’autorité patriarcale. Cette oppression sexuelle au sein du
totalitarisme est abordée à différents niveaux par Margaret Atwood dans La
servante écarlate et Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes.
![]() | ||
Meilleur des mondes de Aldous Huxley |
![]() |
La servante écarlate de Margaret Atwood |
Dans La servante écarlate de Margaret Atwood, roman de science-fiction écrit en 1985, les femmes vivent sous une dictature religieuse qui s’est imposée à la suite d’un large problème d’infertilité. Afin de mettre fin à ce problème social, le système a divisé les femmes en trois classes dont l’une des catégories rassemble des femmes qui ne sont vivantes que pour être une matrice visant à la reproduction. L’œuvre est la reconstitution manuscrite des témoignages de Defred, une des femmes fertiles, lorsqu’elle vivait à cette époque totalitaire. L’analyse de La servante écarlate est pertinente pour développer la vision féminine de l’oppression sexuelle. L’auteure, reconnue comme étant l’une des écrivaines majeures de la littérature canadienne, est elle-même féministe et plusieurs de ses oeuvres soulèvent l’image de la femme.
L’analyse
abordera la normativité du sexe, la vision péjorative de la sexualité féminine
et l’absence de l’amour et du désir dans les relations au sein du totalitarisme
dans l’œuvre d’Atwood et celle de Huxley.
La normativité du sexe
La
normativité désigne quelque chose qui répond à des normes et des règles
particulières. Une sexualité normative veut donc signifier des comportements
sexuels cadrés par des normes imposées par un environnement social.[4]
Un régime totalitaire contraint souvent le peuple par la propagande à suivre
ses normes et ainsi, il établit un lien politique invisible avec l’intimité des
gens.
Dans
La servante écarlate de Margaret Atwood, la sexualité des citoyens dans
cette société totalitaire est dépouillée d’instinct naturel. Le sexe, qui est à
la base un état physique et émotionnel subjectif à chaque individu, est
considéré comme un simple mécanisme servant à la procréation. Le régime
politique, afin de pourvoir au problème d’infertilité, a imposé des normes qui
viennent cadrer les comportements sexuels des gens. Les femmes ne sont alors
que des « réceptacles » et les hommes, les détenteurs de la semence.
Les Épouses, femmes infertiles, sont les seules qui peuvent avoir un mari, car
les femmes fertiles condamnées à la reproduction ne peuvent séduire et donc, ne
peuvent être en couple comme les Épouses. Defred, à l’égal des autres femmes, a
dû se soumettre à ce nouveau système. La propagande joue un rôle important dans
cette normativité : en leur montrant une situation sociale critique de
laquelle découle une seule solution, ce nouveau système a réussi à faire
admettre des normes qui oppriment la vie intime des citoyens.[5]
De même, en endoctrinant depuis l’enfance les jeunes filles et en les élevant
dans la crainte d’être infidèles envers leur statut, l’État réussit à leur
faire croire collectivement qu’elles jouent un rôle important dans la
continuité de l’espèce humaine. Elles approuvent donc ces règles et y adhèrent,
car elles sont obligées de croire que c’est une réalité concrète. Bien que
Defred ait pourtant connu une véritable sexualité avant le régime actuel, elle
accepte cependant ce comportement mécanique, car l’endoctrinement s’est taillé
une légère place dans son esprit. Mais c’est davantage la peur quant à sa
sécurité qui l’oblige à accepter cette réalité et à refouler ses vrais désirs.
Elle sait, comme toutes les femmes, que tout acte sexuel qui va au-delà de la
reproduction est vu comme une infraction grave, tant par le gouvernement que
par les autres, c’est pourquoi elles ne peuvent se libérer de cette
normativité. Lorsque Defred est obligée par son maître à le côtoyer à l’abri
des regards, ses désirs et ses craintes se confrontent : « Ma main descend, et pourquoi
pas, je pourrai déboutonner, et puis… Mais c’est trop dangereux […] »[6].
Defred est à la fois prise entre sa vraie nature, ce qu’elle a été avant, et la
normativité qu’on lui impose et que sa raison lui inflige à cause de
l’influence de son environnement.
Ma présence ici est illégale.
Il nous est interdit de nous trouver en tête à tête avec les Commandants. Notre
fonction est la reproduction; nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni
des courtisanes. Au contraire : tout a été fait pour nous éliminer de ces
catégories. Rien en nous ne doit séduire, aucune latitude n’est autorisée pour
que fleurissent des désirs secrets, nulle faveur particulière ne doit être
extorquée par des cajoleries, ni de part ni d’autre ; l’amour ne doit trouver
aucune prise. Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c’est tout :
vases sacrés, calices ambulants.[7]
Defred
s’impose elle-même les règles provenant de cette normativité sociale. Elle se
répète les normes par crainte d’être en danger, de se faire arrêter ou tuer
pour avoir commis un acte illégal. C’est aussi une façon de s’empêcher de
faiblir devant l’illégal. La forte négation qui compose sa pensée exprime
justement l’idée d’autorité de sa raison sur sa vraie nature. La jeune femme
essaie de se convaincre que les normes sexuelles du régime sont réelles et ont
un sens concret, que c’est plutôt elle qui est dans l’erreur : « Nous
sommes des utérus à deux pattes […] vases sacrés, calices ambulants. »
Elle compare le corps féminin à un objet, car les conventions religieuses lui
ont enseigné que la femme doit être vue non pas comme un être humain, mais
comme un « réceptacle » qui enfantera la lignée de l’homme. En usant
du verbe être au présent, elle s’oblige à croire que cette image est une
réalité. En somme, Defred est prise entre l’idée de la sexualité imposée dans
la société et sa propre définition, c’est-à-dire une sexualité épanouie où le
plaisir n’est pas illégal et où la reproduction n’est pas le seul objectif. Or,
cette définition personnelle est considérée anormale aux yeux de l’autorité, car des citoyens ayant une
plénitude sexuelle se soumettent moins à une dictature et ont davantage de
chance de se révolter.[8]
Dans
Le meilleur des mondes de Aldous Huxley, les normes qui cadrent la
sexualité des personnes incluent non seulement l’intimité, mais aussi la
naissance des individus. La maternité et l’enfantement sont proscrits de la
nature humaine, définis comme étant quelque chose de honteux. Les embryons
évoluent dans des laboratoires jusqu’à la naissance et les bébés sont élevés
ensuite sous un conditionnement rigide, généralement par hypnose. Or, cette
éducation réglementée au sein de laquelle le lien affectif des parents est
absent a un impact profond sur la vie affective et sexuelle de l’enfant à l’âge
adulte. Cette approche permet une assimilation plus facile d’une normativité
sexuelle venant d’un environnement social, c’est pourquoi les individus ne se
posent pas la moindre question et admettent ce style de vie comme étant
parfaitement normal. Par ailleurs, en plus du rejet systématique de la
reproduction naturelle, la fidélité est vue également comme étant une qualité
inepte, car elle favorise le développement affectif entre deux personnes et
donc, une meilleure stabilité émotionnelle. Or, la stabilité est loin d’être
recherchée par un État en pouvoir parce qu’elle est nuisible pour son contrôle.
La sexualité n’est donc qu’un état purement physique, non émotionnel, dont le
seul but est la satisfaction personnelle. Les corps sont ainsi caractérisés
« comme de la viande »[9]
tel que le fait remarquer Bernard, le personnage principal. Et afin d’éliminer
d’autres concepts (ex. fidélité) quant aux rapports intimes, la sexualité
précoce est intégrée au conditionnement des enfants qui apprennent à voir cet
état comme un jeu, non pas individuel, mais collectif, écartant leur innocence
et la notion des sentiments. Ceux qui ne se prêtent pas à ce jeu sont
considérés anormaux et ayant un problème psychologique. C’est ce qui arrive
lorsque le Directeur explique à ses élèves ces jeux enseignés aux enfants. L’un
des petits garçons ne veut pas se joindre aux autres et rechigne tandis que la
surveillante « […] l’emmène chez le Surveillant Adjoint de Psychologie.
Simplement pour voir s’il n’y a pas quelque chose d’anormal. »[10].
Ces normes sexuelles sont ainsi intégrées non pas par une autorité rigide qui
condamne, mais par un conditionnement mental si parfait que les individus ne
sont pas en mesure de constater la domination qui se cache derrière cet
endoctrinement.[11]
Le Directeur, à la suite de cet évènement, raconte à ses élèves comment les
enfants vivaient la sexualité avant le régime.
Il révéla l’ahurissante
vérité. Pendant une très longue période avant l’époque de Notre Ford, et même
au cours de quelques générations postérieures, les jeux érotiques entre enfants
avaient été considérés comme anormaux (il y eut un éclat de rire) ; et non pas
seulement comme anormaux, mais comme positivement immoraux (non!); et ils
avaient, en conséquence, été rigoureusement réprimés.[12]
Le
conditionnement psychologique quant à ce que doit être la sexualité est si
profond qu’un acte sexuel non normatif est vu comme un signe d’une pathologie
intérieure alors qu’il peut être pourtant naturel. Le guide répète plusieurs
fois le mot « anormaux » devant ses étudiants afin de donner raison à
la caractéristique négative qu’ils ont entendue maintes fois. De même, les
étudiants eux-mêmes concèdent la vérité à leur conditionnement en exposant leur
réaction, que ce soit par « un éclat de rire » ou un
« non! » prononcé avec horreur. Ces réponses soulignent leur croyance
aveuglée en cette normativité sexuelle, positivement normale, alors que
l’oxymore qui oppose « jeux érotiques » et « enfants »
montre qu’ils croient à des normes cachant une légère perversité. Une
propagande habituelle n’aurait pas eu un effet aussi profond et drastique que
le conditionnement imaginé par le gouvernement établi.
Defred et Bernard partagent
tous deux un endoctrinement créé et pratiqué par un régime totalitaire.
Celui-ci est peut-être différent, mais garde pourtant le même objectif, celui
d’opprimer et de contrôler la partie la plus intime des individus afin
d’obtenir une meilleure soumission de leur part. Bien que celui de Bernard
semble être mis en place dès la naissance, voire même depuis la procréation
artificielle, et que sa structure montre une plus grande complexité, leur
endoctrinement a tout de même eu un impact similaire : il a fait intégrer
des normes sexuelles qui, pourtant, n’étaient pas normales à l’époque précédant
le système politique actuel. Ces normes se ressemblent à certains égards :
la femme est toujours considérée comme une espèce inférieure, la relation
mère-enfant est absente ou très peu favorisée, les liens amoureux sont
proscrits des relations, les menaces d’infraction ainsi que la pression sociale
les empêchent de contrecarrer ces règles et les enfants sont très tôt
confrontés à cette normativité sexuelle par les jeux érotiques ou la
préparation presque religieuse à un rôle futur dans la société. La seule
variation réside dans l’objectif de cette normativité. Bernard vit dans une
société où les normes hypersexualisent les individus afin de les amener à
considérer le sexe comme une banalité et à entretenir l’idée de la consommation
du corps tandis que Defred réside sous un régime dont les règles répriment le
plaisir sexuel pour que les citoyens puissent ignorer leur état naturel et
leurs désirs inconscients. Cet antagonisme suscite cependant le même résultat
pour les régimes : un contrôle et une soumission plus intime.
La
vision péjorative de la sexualité féminine
Les
dictatures ou régimes totalitaires ont souvent une vision péjorative de la
féminité, car étant avant tout des systèmes patriarcaux, ils gardent cette
notion de supériorité par rapport à la femme. Et puisque la sexualité de la
femme est intérieure, elle arbore un côté mystérieux et donc, une facette dangereuse
qui doit être refoulée et qui ne doit pas égaler l’homme dans sa puissance
sexuelle.[13]
Elle est à la base de la misogynie[14],
mais surtout des mutilations corporelles dans certains pays, telles que
l’excision complète ou partielle du clitoris.[15]
![]() |
Femme juive de Tanger de C. Zacharie Landelle |
Les gants rouges sont posés
sur le lit. Je les ramasse, les enfile à mes mains, un doigt après l’autre.
Tout, sauf les ailes qui m’encadrent le visage, est rouge : la couleur du
sang, qui nous définit. La jupe descend jusqu’aux chevilles ; elle est ample,
reprise dans un empiècement plat qui couvre les seins, les manches sont larges.
Les ailes blanches aussi sont réglementaires; elles nous empêchent de voir,
mais aussi d’être vues.[18]
La
couleur rouge est prédominante dans leurs habits, c’est pourquoi Defred le
souligne à plusieurs reprises. Le rouge symbolise dans plusieurs cultures la
passion, l’érotisme, le sang, l’interdiction aussi. Une femme qui porte du
rouge est mal vue, car cela souligne sa sensualité et son caractère érotique,
en plus de faire référence aux menstruations. Les Servantes portent le rouge
pour signifier aux autres qu’elles sont destinées à la reproduction (lien avec
les règles), mais qu’elles sont aussi dangereuses et sales, car elles ont un
pouvoir qui ne leur appartient pas (le rouge symbolise aussi la puissance
masculine), en plus d’accentuer l’effet d’interdiction. Toutefois, les ailes
que Defred est obligée de porter représentent ce que le régime religieux désire
des femmes : la pureté, la soumission. Les ailes font référence aux anges,
qui eux, servent leur « père supérieur », représenté par l’État dans
le roman. Et le blanc évoque la pudeur et la virginité, non pas au sens de
l’absence de relations sexuelles, mais au sens de la chasteté quant au désir.
De même, en cachant leur visage, le masque blanc incarne l’innocence aveugle.
Ces habits sont semblables à une propagande, car même l’Épouse qui a engagé
Defred « […] pense [qu’elle] risque d’être contagieuse, comme une maladie
ou n’importe quelle forme malchance. »[19]
Ainsi, leurs vêtements représentent les désirs et les jugements du régime
religieux à l’égard de la femme.
![]() |
Tänzerin de Jared Joslin |
Cette
vision péjorative, bien qu’il n’y ait pas de haine ou de misogynie derrière
cette vision de la femme par les hommes, s’impose toutefois moins que la
véritable image négative. Ce qui est vu comme dépréciatif chez la sexualité
féminine est plutôt son système reproductif. Celui-ci est même inexistant
puisque la grossesse est considérée comme un état repoussant et honteux. Ce
dégoût envers la gestation découle à la fois de leur endoctrinement et de
l’absence totale de femmes enceintes au sein de l’État qui sont remplacées par
une fécondation artificielle. La maternité qui coexiste avec la grossesse est
également mal perçue et donc, le sentiment maternel par la même occasion. À
vrai dire, la simple mention de ce sujet est tabou. Lorsque le Directeur
explique aux étudiants ce qu’étaient des parents, un malaise général s’ensuit.
En un mot, résuma le
Directeur, les parents étaient le père et la mère. – Cette ordure, qui était en
réalité de la science, tomba avec fracas dans le silence gêné de ces jeunes
gens qui n’osaient plus se regarder. – La mère…, répéta-t-il très haut, pour
faire pénétrer bien à fond la science ; et, se penchant en arrière sur sa
chaise :
- ce sont là, dit-il
gravement, des faits désagréables, je le sais.[21]
Les
parents sont comparés à de l’ordure et le simple mot « mère » est
prononcé comme quelque chose de grave. Alors que la sexualité était un tabou
auparavant, c’est au tour de la reproduction d’engendrer cet état de gêne chez
les jeunes. Plus loin dans le livre, Linda, qui a été oubliée dans une réserve
de Sauvages et qui a dû vivre parmi eux, se dégoûte elle-même d’avoir un fils
et se compare à un animal de façon péjorative. La reproduction est donc
catégorisée comme un système primitif, propre à la bête seulement et qui
n’appartient pas à la femme. De ce fait, la femme est peut-être sexuellement
épanouie, mais elle est toujours réprimée dans sa féminité puisque le système
reproductif est un élément primordial de son corps.
Ainsi,
le caractère totalitaire des deux régimes dénigre la sexualité féminine, que ce
soit son plaisir sexuel ou son système reproductif. Ces notions péjoratives à
l’égard de la femme permettent de la restreindre à un rang inférieur et de
laisser la puissance patriarcale dominer les sphères de la société. Defred
subit cette infériorité en ne pouvant qu’être une matrice vide de tout désir et
les femmes que côtoie Bernard ne sont plus en mesure de connaître une partie
merveilleuse de leur corps, c’est-à-dire la grossesse. Defred non plus d’ailleurs,
du moins la maternité, car les femmes fertiles ne font qu’enfanter un nouvel
être et doivent ignorer le lien maternel qui les unit à cet enfant. Cette
absence de liens maternels favorise une déficience affective, laquelle ouvre
une porte pour le contrôle psychologique (endoctrinement) et physique
(oppression inconsciente). Un enfant n’ayant pas vécu dans le ventre de sa mère
ou la maternité des premières années a davantage de chance de se soumettre à
son environnement ou son conditionnement, en plus de ne pas avoir une saine
sexualité en grandissant. En réprimant ce côté, les régimes gardent alors un
cercle vicieux propice à un contrôle plus intime sans utiliser la force
physique. Le meilleur des mondes et La servante écarlate
explorent donc chacun l’oppression d’une partie de la femme, que ce soit sous
la vision d’une femme ou même d’un homme.
L’absence de l’amour et du désir dans
les relations
Un
des objectifs de la normativité sexuelle est bien évidemment l’exclusion des
sentiments dans une relation, car ils posent une menace pour l’insouciance de
l’individu, insouciance importante à l’obéissance.
Dans
La servante écarlate, cette absence complète de l’amour et du désir est
particulièrement exposée par Margaret Atwood. Étant donné que le régime
religieux condamne toute forme de sexualité autre que la reproduction, le désir
et l’amour qui naissent des relations ne peuvent être exprimés. Defred ne peut
approcher les hommes, sinon le mari de l’Épouse (le Commandant) durant la
Cérémonie d’accouplement, car elle ne doit ni séduire ni aimer un membre de
l’autre sexe :
Cela n’a aucun rapport avec la
passion, ni l’amour, ni le romantisme, ni avec une des autres idées qui nous
servaient à nous émoustiller. Cela n’a rien à voir avec le désir sexuel, du moins
pour moi, et certainement pas pour Serena. Le désir et l’orgasme ne sont plus
considérés nécessaires; ils ne seraient qu’un symptôme de frivolité, comme des
jarretelles tape-à-l’œil, ou des grains de beauté : distractions
superflues pour des écervelés. Démodées. Cela paraît étrange que les femmes
aient jadis consacré tant de temps et d’énergie à s’informer de ces choses, à y
penser, à s’en inquiéter, à écrire à leur propos. Il est tellement évident que
ce sont des divertissements.[22]
Defred
a appris, comme les autres femmes, que le désir est lié à la
« frivolité » et au « divertissement », que ce n’est pas
une sensation nécessaire à l’organisme. Cette façon de comparer le désir sexuel
à des « distractions superflues » est un moyen acceptable du régime de
voiler la véritable raison de cette absence. Toutefois, le seul fait de
comparer ce symptôme de frivolité à des « grains de beauté » marque
l’absurdité derrière cette caractéristique donnée aux pulsions puisque les
grains de beauté sont des tumeurs bénignes et naturelles chez l’être humain.
Or, « naturel » et « superflu » s’opposent, de même que
« désir » et « distraction ». Ces contradictions apprises
durant son endoctrinement soulignent la corruption qui se cache derrière ces
notions que Defred se répète afin de donner un sens à la situation qu’elle doit
vivre.
Il
en va de même pour les Épouses, au sens où l’amour est moins présent du fait
qu’elles doivent partager leur mari avec une servante fertile. Ce partage
obligatoire crée sans le vouloir une inhibition du désir et de l’affection dans
leur couple. Alors, elles viennent à éprouver une jalousie constante à l’égard
de leur servante, comme Serena envers Defred : « Elle me voudrait pourtant
enceinte, mission accomplie et bon débarras, plus d’enchevêtrements humiliants
et suants, plus de triangles de chair sous le baldaquin étoilé de fleurs
d’argent. Paix et tranquillité. »[23]
Serena voit en Defred une sorte de maîtresse et la vue de sa servante laisse
planer un dégoût en elle, lequel résulte de l’oppression que la servante impose
sans le vouloir dans son couple. Ainsi, en octroyant le pouvoir de reproduction
aux servantes, le régime a fait en sorte aussi que les Épouses soient réprimées
dans leur sexualité. C’est le cas également pour les hommes. Ils ne peuvent
approcher les femmes, sont sujets à la jalousie de leurs Épouses ou doivent
s’accoupler sans ressentir de désir quelconque. La situation sociale quant à la
fertilité a ainsi donc mis en place un cercle vicieux dans lequel le
refoulement des pulsions touche la majorité des individus, peu importe leur
classe.
Dans
Le meilleur des mondes, la privation
du sentiment amoureux entraîne les individus à rechercher un plaisir sexuel
qui, dans ce cas-ci, ne sert qu’à divertir. Puisqu’ils vivent dans une société
favorisant l’hypersexualisation, la sexualité perd de sa nature et devient une
forme de consommation qui exclut l’amour entre deux personnes. C’est la
satisfaction immédiate du désir sexuel : « Une fois, il m’a fallu
attendre près de quatre semaines qu’une jeune fille que je désirais me permît
de la prendre. […] C’était horrible! »[24]
Le jeune étudiant exprimant ce qu’il a déjà vécu au Directeur montre par ses
explications que les corps ne sont plus que des objets. Il n’y a que le plaisir
en jeu, l’assouvissement des pulsions dans l’instant présent sans considération
pour les émotions de l’autre puisqu’une personne qui refuse d’accepter d’avoir
une relation sexuelle est jugée par ses pairs. Le désir n’est peut-être pas
absent, mais le désir qui naît d’un attrait physique amoureux, lui, est omis
des relations.
L’infidélité
est donc de cette façon encouragée au détriment de la stabilité émotionnelle du
couple. L’amour leur devient si étranger que la fidélité est aussitôt reliée à
une anormalité comme le contraire l’est dans notre propre société. Une femme et
un homme doivent avoir plusieurs partenaires sexuels, sans être nécessairement
en couple. Rester plus d’un mois avec la même personne est vu d’un mauvais œil
et Fanny le reproche notamment à Lenina : « Vous voulez vraiment me
dire que vous sortez encore toujours avec Henry Foster? »[25]
Le corps est considéré comme un bien collectif, un objet que tout le monde peut
essayer à sa guise. Comme le répète l’État dans son endoctrinement,
« chacun appartient à tous les autres »[26],
c’est pourquoi les enfants sont conditionnés à apprendre cette mentalité
sociale par l’entremise des jeux érotiques durant leur jeunesse.
Autant
ils ont été endoctrinés à ne ressentir que du pur désir sexuel et à bafouer le
sentiment amoureux, autant ils ont été élevés de sorte qu’ils ne puissent
jamais avoir une image d’un couple. Habituellement, les parents sont en mesure
d’offrir cette vision et la relation intime qui s’établit entre la mère et le
bébé vient construire le lien affectif qui sera important durant les relations
sociales, amoureuses et sexuelles à l’âge adulte. Or, en grandissant sans
soutien maternel et paternel, une carence affective entraîne un blocage
vis-à-vis l’amour, une fermeture que le régime exploite durant ses méthodes de
traitement psychologique.
Tante
Lydia, une ancienne institutrice de Defred dans La servante écarlate, répète souvent à ses élèves que
« l’amour n’est pas nécessaire »[27].
Cette notion s’exprime de la même façon dans les deux romans : le
sentiment amoureux est un état dangereux, frivole, qui ne mérite pas d’exister
puisqu’il donne une impression de liberté, laquelle est l’ennemie de
l’esclavage créé par le régime. Defred et Bernard ne peuvent éprouver ce
sentiment, bien qu’il y ait une part d’eux désirant ressentir une émotion de ce
genre. Par contre, le désir sexuel est absent d’une façon différente. Il est
totalement comprimé dans La servante
écarlate, mais dans le cas du Meilleur
des mondes, c’est seulement le désir né de l’amour qui est refoulé, ne laissant
que la valorisation des pulsions sexuelles primaires comme la possession d’une
chose.
Cependant,
les deux personnages essaient tout de même de s’échapper de cette abstraction
des sentiments. Defred va entretenir une relation secrète avec l’un des
employés du couple, Nicolas, et visiter avec le Commandant une boîte de nuit où
le désir est vécut librement. Quant à Bernard, il va tenter de penser
différemment et de faire valoir légèrement ses idées sur l’amour, notamment
lorsqu’il sort avec Lénina : « Il me semblait que nous serions plus…
plus ensemble ici. […] J’aurais voulu que cela ne se terminât pas par le
coucher. »[28]
Mais tous deux vont désirer davantage que ce que leur offre l’État, malgré leur
doute et leur appréhension. Defred, pour sa part, va réussir à fuir le système
grâce à son amant Nicolas, mais il n’en sera pas ainsi pour Bernard qui va
décider d’accepter la réalité dans laquelle il vit et de cesser de contester
les concepts.
Le
totalitarisme a donc comme précepte d’oppresser la vie sexuelle des individus
afin que ceux-ci aient une carence affective qui leur enlève une part de
liberté. Soumettre la vie intime d’une personne à un contrôle permet
d’accroître la puissance d’une dictature. C’est ce que fait le régime dans La servante écarlate de Margaret Atwood
et Le meilleur des mondes de Aldous
Huxley. Defred et Bernard sont élevés chacun dans un système qui détermine leur
façon d’agir et de penser par l’entremise d’une normativité. Ces normes
viennent cadrer leur vie sexuelle de multiples manières : les femmes comme
Defred sont réprimées totalement dans leur plaisir sexuel tandis que dans le
roman de Huxley, les individus vivent dans une société hypersexualisée qui
entraîne la possession collective des corps. D’autre part, les femmes dans les
deux ouvrages sont jugées dans ce qu’elles sont et leur sexualité est définie
de manière péjorative. L’État dans La
servante écarlate considère la sexualité des femmes comme étant dangereuse
et ne devant pas exister, tandis que dans Le
meilleur des mondes, c’est la reproduction qui est vue comme quelque chose
de honteux et de dégoûtant, au point où la grossesse et le rôle des parents
n’existent plus. L’amour ainsi que le désir qui en résulte sont également
soustrait de la vie des citoyens puisqu’ils amènent une ouverture d’esprit
propre à l’autonomie, laquelle va en contradiction avec les visions
totalitaires des deux régimes.
Ces
deux sortes de répression sexuelle exprimées par deux auteurs d’époques
différentes rappellent nos sociétés actuelles. La religion, tout comme celle de
Margaret Atwood, a établi dans plusieurs cultures une forme d’oppression
sexuelle, empruntant de ce fait un côté totalitaire. On pourrait en nommer
plusieurs, dont la religion catholique qui a réprimé longtemps la sexualité féminine
ou la religion musulmane qui a fait naître de nombreuses polémiques quant au
rôle de la femme. Alors qu’aujourd’hui, avec le capitalisme, c’est
l’hypersexualisation présentée par Huxley qui prend maintenant une place
omniprésente. Bien que les citoyens voient en cette liberté sexuelle un progrès
positif, n’y a-t-il pas pourtant des risques que nous nous rapprochions de la
conception sexuelle du Meilleur des
mondes? Cette large ouverture sexuelle, en opposition avec l’ancienne
vision religieuse exploitée par Atwood, ne cache-t-elle pas une autre forme de
répression?
[1] L. Auzas, Notes sur la
sexualité sous le troisième Reich, [article en ligne], (consulté le 20 mai
2012).
[2] Centre d’informations
internet de Chine, Le contrôle des
naissances, [en ligne], (consulté le 9 mai 2012).
[3] I. Manif, La misogynie , le pilier du fascisme
religieux, [article en ligne], (consulté le 9 mai 2012).
[4] Sexologie à Liège, Entre
norme, normativité et performance : où est la place de mon plaisir ?,
[article en ligne], (consulté le 10 mai 2012).
[5] F. Brune, Sous le
soleil de Big Brother : précis sur 1984 à l’usage des années 2000, p.
75 à 85.
[6] M. Atwood, La servante
écarlate, p. 121.
[7] Ibid, p. 164.
[8] V. Boynton, « The
sex-cited body in Margaret Atwood » dans SCL, [article en ligne], (consulté le 11 juin 2012).
[9] A. Huxley, Le meilleur des mondes, p. 72.
[10] Ibid, p. 50.
[11] H. Arendt, Le système totalitaire.
[12] Loc. cit.
[13] M. Tremblay, Le
système patriarcal à la base des inégalités entre les sexes, [article en
ligne], (consulté le 21 mai 2012).
[14] J-P. Picot,
« Féminité et contre-utopie » dans Les cahiers du GRIF, [article en ligne], (consulté le 11 juin
2012).
[15] Les droits de l’enfant, L’excision des fillettes, [en ligne],
(consulté le 21 mai 2012).
[16] M. Atwood, La servante écarlate, p. 110.
[17] V. Boynton, « The
sex-cited body in Margaret Atwood » dans SCL, [article en ligne], (consulté le 11 juin 2012).
[18] Ibid, p. 18-19.
[19] Ibid, p. 20.
[20] A. Huxley, Aldous, Le meilleur des mondes, p. 64.
[21] Ibid, p. 42.
[22] M. Atwood, La servante
écarlate, p. 116.
[23] Ibid, p. 244.
[24] A. Huxley, Le meilleur des mondes, p. 64.
[25] Ibid, p. 58.
[26] Ibid, p. 65.
[27] M. Atwood, La servante écarlate, p. 261.
[28] A. Huxley, Le meilleur des mondes, p. 112-113.
Médiagraphie
Arendt, Hannah, Le système totalitaire, coll.
Points-Essais et Points-Politiques, Paris, Éditions du Seuil, 1972, 313 p.
Auzas, Lilian, « Notes
sur la sexualité sous le troisième Reich », dans Cream-Lyon, [article en ligne], [http://www.cream-lyon.org/IMG/pdf/La_sexual_1_.pdf],
(site consulté le 20 mai 2012).
Boynton,
Victoria, « The sex-cited body in Margaret Atwood » dans SCL, no. 2, vol. 27,
2002, [article en ligne],
[http://journals.hil.unb.ca/index.php/SCL/article/view/12791/13773], (site
consulté sur Érudit le 28 février 2012).
Brune,
François, Sous le soleil de Big Brother : précis sur 1984 à l’usage des
années 2000, Paris, l’Harmattan, 2000, p. 75 à 85.
Centre
d’informations internet de Chine, « Le contrôle des naissances »,
2004, dans French China, [article en
ligne], [http://french.china.org.cn/french/130829.htm], (site consulté le 9 mai
2012).
Henderson, Suzanne, Étude sur Huxley : Le meilleur
des mondes, coll. « Résonances », Paris, Ellipses-Marketing, 2003, 128 p.
Manif,
Iran,
« La misogynie , le pilier du fascisme religieux – Première
partie », 2010, [article en ligne],
[http://www.iranmanif.org/index.php?option=com_content&view=article&id=329:la-misogynie-le-pilier-du-fascisme-religieux--premiere-partie&catid=21:femmes&Itemid=33
],
(site consulté le 9 mai 2012).
Picot,
Jean-Pierre, « Féminité et contre-utopie », dans Les cahiers du GRIF,
no. 1. vol. 47, 1993, p. 87-100, [article en ligne], [http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1993_num_47_1_1874],
(site consulté sur Persée le 6 février 2012).
Sexologie
à Liège, « Entre norme,
normativité et performance : où est la place de mon plaisir? »,
dans Sexologie à Liège,
[article en
ligne],
[http://www.sexologieliege.be/selection-darticles/de-notre-plume/entre-norme-normativite-et-performance--ou-est-la-place-de-mon-plaisir-.html],
(site
consulté le 10 mai 2012).
Tremblay,
Manon, « Le système patriarcal à la base des inégalités entre les sexes »,
2004, dans Sisyphe, [article en
ligne], [http://sisyphe.org/spip.php?article1080], (site consulté le 21 mai
2012).
Les
droits de l’enfant, « L’excision des fillettes », dans Les droits de l’enfant, [article en
ligne], [http://www.droitsenfant.com/excision.htm], (site consulté le 21 mai
2012).